“Bristol” : sur le sourire suspendu de Jean Echenoz
“Bristol” : sur le sourire suspendu de Jean Echenoz nfoiry mar 14/01/2025 - 12:00 En savoir plus sur “Bristol” : sur le sourire suspendu de Jean Echenoz Le dernier roman de Jean Echenoz, Bristol (Éditions de Minuit), du nom d’un (mauvais) réalisateur de cinéma qui s’en va tourner un nanar en Afrique, rencontre un étonnant succès public. C’est que l’écrivain pousse au plus loin un art d’écrire construit autour d’une connivence formelle avec le lecteur. Alexandre Lacroix décrypte dans le détail une esthétique fondée sur la suspension ironique du réel.[CTA2]Certains films proposent une mise en abîme de l’art cinématographique : on suit un réalisateur dans son quotidien, on assiste aux scènes qu’il est en train de tourner, et puis, soudain, il s’écrie : « Coupez ! », et l’on repasse dans sa vie à lui, agitée par des conflits avec la production, des démêlés avec ses acteurs et des intrigues sentimentales tordues. Dans ce cas, il y a deux niveaux de réalité à l’intérieur d’une seule et même fiction : l’intrigue filmée par le réalisateur alterne avec les tribulations soi-disant authentiques, mais tout aussi imaginaires, de ce dernier. C’est sur ce modèle que Jean Echenoz a construit son dernier roman, Bristol, dont le héros est un réalisateur de cinéma sur le retour qui s’en va tourner à grands frais, en Afrique, un abominable nanar. Ne coupez pas !Contrairement à son personnage, Jean Echenoz ne lance jamais « Coupez ! » pour mettre fin à une prise. Néanmoins il lui arrive fréquemment d’interrompre la scène en cours pour se lancer dans des considérations sur la manière dont est écrite cette scène et nous prendre à parti, nous autres lecteurs, n’hésitant pas à justifier ses choix ou nous confier ses tâtonnements. C’est un décalage très post-moderne, dans lequel la narration passe régulièrement au second plan, et le roman se mue tout à coup en méditation sur le pouvoir du roman. Si Jean Echenoz est familier de cette manière d’écrire, il l’a poussée beaucoup plus loin que d’habitude dans son dernier opus. Pour accéder à ce niveau « meta », il a recours à quatre procédés principaux. Premièrement, il lui arrive de commenter la manière dont il va traiter un moment de la vie de son personnage, comme c’est le cas ici :« Ne nous étendons pas sur la mélancolie qui, face à cet échec, s’est emparée de Bristol, préférons l’ellipse à l’hypotypose. »L’hypotypose est une figure de style qui consiste à décrire une scène en la rendant si convaincante et si vivante que le lecteur est pris dans une sorte d’hypnose et croit la vivre. Une autre sortie de piste du même tonneau a lieu après que le héros croise pour la première fois le regard de son actrice Céleste Oppen (un nom choisi pour sa proximité avec « ciel ouvert » ?) :« Dans les romans comme dans les films, ce qu’on appelle un coup de foudre est difficile à représenter. Un professionnel saurait très bien le faire mais quand on n’est qu’un amateur, l’entreprise est décourageante et donc le mieux, dans ce cas, aurait peut-être été de ne rien décrire du tout. Mais bon, nous aurons essayé. »Un deuxième procédé, un peu moins visible que ces apartés et néanmoins très efficace, consiste à introduire une dimension d’intertextualité, c’est-à-dire à relier le texte à des allusions à d’autres œuvres, tant et si bien qu’on se demande ce qui fait tenir la scène, si elle trouve sa raison d’être dans le contenu de ce qu’elle représente ou dans les liens qu’elle entretient avec la littérature en général. Vous vous souvenez peut-être de la première phrase de Salammbô (1862) de Gustave Flaubert, souvent citée en raison de sa musicalité parfaite : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. » Pour ouvrir son chapitre 11, Echenoz emploie cette construction familière et joue avec d’autres sonorités exotiques : « Nous voici donc à Bobonong, chef-lieu du sous-district de Bobirwa, dans le bassin versant du Limpopo. » Mais les connaissances littéraires ne sont pas seules mises à contribution, et de temps à autre, surtout quand il s’agit de mouches, d’éléphants ou d’autres animaux, Echenoz fait appel à une érudition saugrenue, ce qui serait son troisième procédé. Ainsi dans ce passage pour lequel quelques ouvrages de zoologie ont dû être mis à contribution : « Dermochelys coriacea pour les intimes, cette tortue géante se distingue par sa carapace ainsi que par son régime alimentaire. Celui-ci se compose surtout de grosses méduses céruléennes, Rhizostoma pulmo pour d’autres, dont l’ombelle abrite les chinchards argentés, les bogues rosâtres et les sérioles bronzées, absorbés au passage par Rhizostoma et qui tiennent à Dermochelys lieu de condiments. » Le quatrième procédé, employé par Echenoz toutes les quatre ou cinq pages, est plus habituel, c’est l’interpellation du lecteur, comme ici : « Comme nous avions jusqu’ici négligé de le faire, découvrons l’appartement avec [Parker] », ou là : « Voilà un bon moment que nous ne l’avions plus vue, Geneviève… » Sou
Le dernier roman de Jean Echenoz, Bristol (Éditions de Minuit), du nom d’un (mauvais) réalisateur de cinéma qui s’en va tourner un nanar en Afrique, rencontre un étonnant succès public. C’est que l’écrivain pousse au plus loin un art d’écrire construit autour d’une connivence formelle avec le lecteur. Alexandre Lacroix décrypte dans le détail une esthétique fondée sur la suspension ironique du réel.
[CTA2]
Certains films proposent une mise en abîme de l’art cinématographique : on suit un réalisateur dans son quotidien, on assiste aux scènes qu’il est en train de tourner, et puis, soudain, il s’écrie : « Coupez ! », et l’on repasse dans sa vie à lui, agitée par des conflits avec la production, des démêlés avec ses acteurs et des intrigues sentimentales tordues. Dans ce cas, il y a deux niveaux de réalité à l’intérieur d’une seule et même fiction : l’intrigue filmée par le réalisateur alterne avec les tribulations soi-disant authentiques, mais tout aussi imaginaires, de ce dernier. C’est sur ce modèle que Jean Echenoz a construit son dernier roman, Bristol, dont le héros est un réalisateur de cinéma sur le retour qui s’en va tourner à grands frais, en Afrique, un abominable nanar.
Ne coupez pas !
Contrairement à son personnage, Jean Echenoz ne lance jamais « Coupez ! » pour mettre fin à une prise. Néanmoins il lui arrive fréquemment d’interrompre la scène en cours pour se lancer dans des considérations sur la manière dont est écrite cette scène et nous prendre à parti, nous autres lecteurs, n’hésitant pas à justifier ses choix ou nous confier ses tâtonnements. C’est un décalage très post-moderne, dans lequel la narration passe régulièrement au second plan, et le roman se mue tout à coup en méditation sur le pouvoir du roman. Si Jean Echenoz est familier de cette manière d’écrire, il l’a poussée beaucoup plus loin que d’habitude dans son dernier opus.
Pour accéder à ce niveau « meta », il a recours à quatre procédés principaux. Premièrement, il lui arrive de commenter la manière dont il va traiter un moment de la vie de son personnage, comme c’est le cas ici :
« Ne nous étendons pas sur la mélancolie qui, face à cet échec, s’est emparée de Bristol, préférons l’ellipse à l’hypotypose. »
L’hypotypose est une figure de style qui consiste à décrire une scène en la rendant si convaincante et si vivante que le lecteur est pris dans une sorte d’hypnose et croit la vivre. Une autre sortie de piste du même tonneau a lieu après que le héros croise pour la première fois le regard de son actrice Céleste Oppen (un nom choisi pour sa proximité avec « ciel ouvert » ?) :
« Dans les romans comme dans les films, ce qu’on appelle un coup de foudre est difficile à représenter. Un professionnel saurait très bien le faire mais quand on n’est qu’un amateur, l’entreprise est décourageante et donc le mieux, dans ce cas, aurait peut-être été de ne rien décrire du tout. Mais bon, nous aurons essayé. »
Un deuxième procédé, un peu moins visible que ces apartés et néanmoins très efficace, consiste à introduire une dimension d’intertextualité, c’est-à-dire à relier le texte à des allusions à d’autres œuvres, tant et si bien qu’on se demande ce qui fait tenir la scène, si elle trouve sa raison d’être dans le contenu de ce qu’elle représente ou dans les liens qu’elle entretient avec la littérature en général. Vous vous souvenez peut-être de la première phrase de Salammbô (1862) de Gustave Flaubert, souvent citée en raison de sa musicalité parfaite : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. » Pour ouvrir son chapitre 11, Echenoz emploie cette construction familière et joue avec d’autres sonorités exotiques : « Nous voici donc à Bobonong, chef-lieu du sous-district de Bobirwa, dans le bassin versant du Limpopo. » Mais les connaissances littéraires ne sont pas seules mises à contribution, et de temps à autre, surtout quand il s’agit de mouches, d’éléphants ou d’autres animaux, Echenoz fait appel à une érudition saugrenue, ce qui serait son troisième procédé. Ainsi dans ce passage pour lequel quelques ouvrages de zoologie ont dû être mis à contribution :
« Dermochelys coriacea pour les intimes, cette tortue géante se distingue par sa carapace ainsi que par son régime alimentaire. Celui-ci se compose surtout de grosses méduses céruléennes, Rhizostoma pulmo pour d’autres, dont l’ombelle abrite les chinchards argentés, les bogues rosâtres et les sérioles bronzées, absorbés au passage par Rhizostoma et qui tiennent à Dermochelys lieu de condiments. »
Le quatrième procédé, employé par Echenoz toutes les quatre ou cinq pages, est plus habituel, c’est l’interpellation du lecteur, comme ici : « Comme nous avions jusqu’ici négligé de le faire, découvrons l’appartement avec [Parker] », ou là : « Voilà un bon moment que nous ne l’avions plus vue, Geneviève… »
Sous le masque des mots
Arrivé à ce point de mon article, je suis circonspect et j’aurais aimé moi aussi consulter l’avis du lecteur : comment conviendrait-il de conclure ? À vrai dire, je suis un peu désemparé. Jean Echenoz, dont le premier roman est paru en 1979, a toujours cultivé une élégance virtuose ainsi qu’une forme de détachement par rapport à la dramaturgie traditionnelle. En fait, il semble ne pas se soucier de produire sur le lecteur un effet d’envoûtement – l’hypotypose, ce n’est pas son truc, pas plus qu’il n’essaie de nous faire croire pour de bon à l’existence de ses personnages, auquel il ne donne pas vraiment d’épaisseur psychologique, se contentant comme un caricaturiste de quelques traits de caractère drôles ou saillants. Chaque fois qu’il sort de sa mise en scène et qu’il glisse l’un de ces tours, c’est comme s’il nous invitait à partager son amusement. Le lecteur peut presque l’imaginer en train de sourire, avec son visage rêveur suspendu au-dessus de sa page, et son sourire est communicatif. C’est décevant pour tous ceux qui souhaitent que la littérature explore les tourments les plus abyssaux de l’âme humaine, mais c’est assez jubilatoire également, car l’écrivain semble nous rappeler que la vie est une comédie et que rien ne mérite d’être pris au tragique. Se pourrait-il que cette esthétique, selon le mot de Friedrich Nietzsche dans sa préface au Gai Savoir (1882), soit « superficielle par profondeur », et que cette manière de jouer avec les mots masque pudiquement un cœur inconsolable ? Sur ce sujet, préférons l’ellipse.
➤ Bristol, de Jean Echenoz, vient de paraître aux Éditions de Minuit (208 p., 19 €). janvier 2025
What's Your Reaction?