“Ce n’est pas un acte anodin mais je ne regrette rien” : six femmes racontent leur avortement, cinquante ans après la loi Veil
“Ce n’est pas un acte anodin mais je ne regrette rien” : six femmes racontent leur avortement, cinquante ans après la loi Veil nfoiry jeu 16/01/2025 - 16:07 En savoir plus sur “Ce n’est pas un acte anodin mais je ne regrette rien” : six femmes racontent leur avortement, cinquante ans après la loi Veil Que traverse une femme qui a vécu une interruption volontaire de grossesse ? En a-t-on fini avec la honte ? En ce cinquantenaire de la loi Veil, nous avons recueilli le témoignage de six femmes qui ont eu recours à l’avortement depuis sa légalisation. Récits de liberté en acte. [CTA2]« Ce sont celles que nous côtoyons chaque jour et dont nous ignorons la plupart du temps la détresse et les drames », affirmait à la tribune de l’Assemblée nationale Simone Veil, à l’époque ministre de la Santé, le 26 novembre 1974, à propos des femmes qui ont avorté dans l’illégalité et l’opprobre. Cinquante ans après la légalisation de l’avortement et huit ans après Metoo, où en sommes-nous ? 1 femme sur 3 à recours à l’avortement au moins une fois dans sa vie, mais les témoignages restent rares. C’est cette expérience, à la fois si répandue et si intime, que nous avons voulu comprendre, en interrogeant six femmes âgées de 29 à 56 ans qui ont pratiqué une interruption volontaire de grossesse (IVG) médicamenteuse * (lire l’encadré en fin d’article) ou instrumentale * à différents moments de leur vie et dans différentes régions de France.Le droit d’avorter en 8 dates➤ 17 janvier 1975 : adoption de la loi Veil pour cinq ans. Elle stipule qu’« une femme enceinte qui se trouve en situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse ».➤ 1979 : adoption définitive de la loi Veil.➤ 1982 : l’IVG est remboursée par la Sécurité sociale.➤ 1993 : répression du délit d’entrave à l’IVG. Le délit concerne, les pressions physiques ou morales que pourrait subir une femme souhaitant avorter, l’occupation ou le blocage de l’accès à des établissements de santé ou à des centres pratiquant l’IVG, la diffusion de fausses informations concernant l’IVG. ➤ 2012 : l’IVG est prise en charge à 100 % par l’Assurance maladie. ➤ 2014 : suppression de la notion de « détresse » dans les conditions de recours à l’IVG. ➤ 2022 : le délai légal de l’IVG instrumentale est allongé de douze à quatorze semaines de grossesse et de cinq à sept semaines pour l’IVG médicamenteuse. Les sages-femmes sont autorisées à pratiquer des IVG instrumentales en établissement de santé. Les femmes peuvent réaliser une partie de la procédure d’IVG à distance, par téléconsultation. Le délai d’une semaine de réflexion est supprimé pour les majeures comme les mineures. ➤ 8 mars 2024 : la liberté de recourir à l’IVG est inscrite dans la Constitution française.Nous avons entrecroisé leurs témoignages pour faire émerger des thèmes communs : des récits d’émancipation, de soulagement, mais aussi de violences médicales, d’humiliation et de solitude. Des témoignages parfois difficiles, évoquant des douleurs physiques et psychologiques, qui méritent d’être entendus, y compris dans une perspective de la défense de l’IVG. Ces témoignages soulignent que, cinquante ans après, le droit des femmes est à défendre et à améliorer sans relâche. Comme l’affirme la philosophe féministe Geneviève Fraisse : « Il s’agit de consacrer une liberté en lui donnant, à cette liberté, de bonnes conditions pour s’exercer. » La décisionTout commence par un test – trois minutes qui semblent durer une éternité avant de découvrir le résultat – à faire réviser par un test sanguin. C’est à ce moment-là que la décision se pose : poursuivre, ou interrompre la grossesse ? Comment faire pour prendre une décision éclairée sans se sentir influencée ? Qu’est-ce qu’un choix « à soi » ?“C’est l’une des victoires de la loi Veil : faire de l’avortement une possibilité réelle, concrète, immédiate – non un dilemme moral, familial ou social”Cinquante ans après sa légalisation, le choix d’avorter se présente parfois comme une évidence absolue. Il s’impose sans faire systématiquement l’objet de longs débats intérieurs. C’est d’ailleurs l’une des victoires de la loi Veil : faire de l’avortement une possibilité réelle, concrète, immédiate – non un dilemme moral, familial ou social. “Je n’ai pas du tout eu de dilemme quant à la suite à donner à cette grossesse”MarieNathalie, 56 ans, qui a pratiqué un avortement instrumental (par dilatation du col et aspiration du contenu de l’utérus) quand elle avait 27 ans se souvient. « Ce n’était pas le moment du tout. Ma fille avait 5 mois, je venais de reprendre le travail. C’était ma décision et elle n’a fait l’objet d’aucun doute ». Marie, 40 ans aujourd’hui, 29 ans au moment de son IVG se rappelle de « la stupeur » qu’elle a ressenti lorsqu’elle a découvert qu’elle était enceinte après une aventure d’un soir, alors que son partenaire avait retiré le préservatif sans son consentement. « Je n’ai pas du tout eu de dilemme quant à la suite à donner à cette gross
Que traverse une femme qui a vécu une interruption volontaire de grossesse ? En a-t-on fini avec la honte ? En ce cinquantenaire de la loi Veil, nous avons recueilli le témoignage de six femmes qui ont eu recours à l’avortement depuis sa légalisation. Récits de liberté en acte.
[CTA2]
« Ce sont celles que nous côtoyons chaque jour et dont nous ignorons la plupart du temps la détresse et les drames », affirmait à la tribune de l’Assemblée nationale Simone Veil, à l’époque ministre de la Santé, le 26 novembre 1974, à propos des femmes qui ont avorté dans l’illégalité et l’opprobre. Cinquante ans après la légalisation de l’avortement et huit ans après Metoo, où en sommes-nous ? 1 femme sur 3 à recours à l’avortement au moins une fois dans sa vie, mais les témoignages restent rares. C’est cette expérience, à la fois si répandue et si intime, que nous avons voulu comprendre, en interrogeant six femmes âgées de 29 à 56 ans qui ont pratiqué une interruption volontaire de grossesse (IVG) médicamenteuse * (lire l’encadré en fin d’article) ou instrumentale * à différents moments de leur vie et dans différentes régions de France.
Le droit d’avorter en 8 dates
➤ 17 janvier 1975 : adoption de la loi Veil pour cinq ans. Elle stipule qu’« une femme enceinte qui se trouve en situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse ».
➤ 1979 : adoption définitive de la loi Veil.
➤ 1982 : l’IVG est remboursée par la Sécurité sociale.
➤ 1993 : répression du délit d’entrave à l’IVG. Le délit concerne, les pressions physiques ou morales que pourrait subir une femme souhaitant avorter, l’occupation ou le blocage de l’accès à des établissements de santé ou à des centres pratiquant l’IVG, la diffusion de fausses informations concernant l’IVG.
➤ 2012 : l’IVG est prise en charge à 100 % par l’Assurance maladie.
➤ 2014 : suppression de la notion de « détresse » dans les conditions de recours à l’IVG.
➤ 2022 : le délai légal de l’IVG instrumentale est allongé de douze à quatorze semaines de grossesse et de cinq à sept semaines pour l’IVG médicamenteuse. Les sages-femmes sont autorisées à pratiquer des IVG instrumentales en établissement de santé. Les femmes peuvent réaliser une partie de la procédure d’IVG à distance, par téléconsultation. Le délai d’une semaine de réflexion est supprimé pour les majeures comme les mineures.
➤ 8 mars 2024 : la liberté de recourir à l’IVG est inscrite dans la Constitution française.
Nous avons entrecroisé leurs témoignages pour faire émerger des thèmes communs : des récits d’émancipation, de soulagement, mais aussi de violences médicales, d’humiliation et de solitude. Des témoignages parfois difficiles, évoquant des douleurs physiques et psychologiques, qui méritent d’être entendus, y compris dans une perspective de la défense de l’IVG. Ces témoignages soulignent que, cinquante ans après, le droit des femmes est à défendre et à améliorer sans relâche. Comme l’affirme la philosophe féministe Geneviève Fraisse : « Il s’agit de consacrer une liberté en lui donnant, à cette liberté, de bonnes conditions pour s’exercer. »
La décision
Tout commence par un test – trois minutes qui semblent durer une éternité avant de découvrir le résultat – à faire réviser par un test sanguin. C’est à ce moment-là que la décision se pose : poursuivre, ou interrompre la grossesse ? Comment faire pour prendre une décision éclairée sans se sentir influencée ? Qu’est-ce qu’un choix « à soi » ?
“C’est l’une des victoires de la loi Veil : faire de l’avortement une possibilité réelle, concrète, immédiate – non un dilemme moral, familial ou social”
Cinquante ans après sa légalisation, le choix d’avorter se présente parfois comme une évidence absolue. Il s’impose sans faire systématiquement l’objet de longs débats intérieurs. C’est d’ailleurs l’une des victoires de la loi Veil : faire de l’avortement une possibilité réelle, concrète, immédiate – non un dilemme moral, familial ou social.
“Je n’ai pas du tout eu de dilemme quant à la suite à donner à cette grossesse”
Nathalie, 56 ans, qui a pratiqué un avortement instrumental (par dilatation du col et aspiration du contenu de l’utérus) quand elle avait 27 ans se souvient. « Ce n’était pas le moment du tout. Ma fille avait 5 mois, je venais de reprendre le travail. C’était ma décision et elle n’a fait l’objet d’aucun doute ». Marie, 40 ans aujourd’hui, 29 ans au moment de son IVG se rappelle de « la stupeur » qu’elle a ressenti lorsqu’elle a découvert qu’elle était enceinte après une aventure d’un soir, alors que son partenaire avait retiré le préservatif sans son consentement. « Je n’ai pas du tout eu de dilemme quant à la suite à donner à cette grossesse », explique-t-elle. Même absence de doute pour Katia, 38 ans, qui affirme que le choix « a immédiatement été très clair » : « J’avais 21 ans, j’étais étudiante et je travaillais l’été, je faisais les marchés nocturnes à Hyères les Palmiers. Je vendais des bijoux et des paréos sur la plage. Je comptais ensuite démarrer ma vie d’étudiante. Bref, je n’étais pas du tout prête à me lancer dans l’aventure de la maternité », détaille-t-elle, précisant au cours de l’entretien qu’elle est devenue mère ensuite.
Le choix peut parfois prendre un peu plus de temps. Myriam, 45 ans, évoque sa décision comme un processus. « Il y a eu une première décision, puis elle a été confirmée par des discussions et des réflexions. Elle a parfois été infirmée, parce que, physiologiquement, le corps bouge de manière rapide et les hormones sont assez puissantes », détaille-t-elle. Elle raconte avoir fini par trancher « de manière très pragmatique et rationnelle avec une liste de raisons d’avorter. À l’époque, j’avais 19 ans, je n’avais pas de travail stable, je faisais des petits boulots, j’étais à la fac, j’avais à peine commencé mes études. La décision était prise ».
L’accompagnement
« Ce qu’il faut, c’est que cette responsabilité, la femme ne l’exerce pas dans la solitude ou dans l’angoisse. Tout en évitant d’instituer une procédure qui puisse la détourner d’y avoir recours », affirmait Simone Veil le 26 novembre. Il ne suffit pas de prendre la décision, il faut aussi se sentir guidée, accompagnée dans la démarche. Ce qui n’est pas toujours le cas. « Je n’étais pas en errance, mais je ne savais pas trop à quelle porte il fallait que je toque, et ce qu’il fallait que je fasse », explique Marie. Et pourtant, poursuit-elle, « je disposais d’un certain capital économique et social. Il y avait des médecins dans ma famille, je vivais à Paris. J’avais tout pour être au meilleur endroit, et avec la meilleure prise en charge. Malgré tout cela, j’ai eu le sentiment d’être perdue ».
La question des délais peut augmenter le sentiment de vulnérabilité et d’anxiété. Lucie, 29 ans, qui a avorté alors qu’elle était mineure, à l’âge de 17 ans, se souvient avoir vécu une semaine de réflexion particulièrement difficile. « Même si je savais que j’étais dans les temps pour une IVG médicamenteuse, cela m’a semblé très long, car ma décision était prise. Et il a également fallu cacher ma situation à mes parents pendant tout ce temps, car je ne voulais pas qu’ils soient au courant », explique-t-elle. Depuis 2022, le délai de réflexion d’une semaine a été supprimé, ce qui permet notamment d’avorter rapidement lorsque les délais sont courts – en France, un avortement peut être réalisé jusqu’à la fin de la quatorzième semaine de grossesse, soit seize semaines après le premier jour des dernières règles.
“Mon lycée a été tenu de ne pas faire remonter mon absence à ma famille, pour me laisser la possibilité d’avoir une journée afin d’aller à mon rendez-vous au planning familial”
Diane, qui avait 19 ans au moment de son avortement, ne prévient pas sa famille. « Je suis née dans une famille bourgeoise, catholique, traditionnelle, très bienveillante et très gentille avec moi. Mais ce genre de choses n’avait pas forcément d’espace. Je n’avais pas été encouragée à faire des enfants hors mariage, et encore moins à avorter. Encore aujourd’hui, mon père estime que l’avortement est une honte, que cela ne devrait pas avoir lieu. Je crois qu’il n’est même pas tout à fait encore au clair sur l’interruption médicale de grossesse* ». Le secret vis-à-vis des proches implique parfois une prise de distance géographique avec l’environnement immédiat. Pour certaines, il est hors de questions de consulter la pharmacie du coin ou le médecin de famille, qui s’inscrit dans une forme de continuité avec le milieu ambiant. « Clairement, je n’avais aucune envie d’aller voir ma gynéco habituelle, parce qu’elle était très “tradi”, donc je savais très bien que ça n’allait pas bien se passer », poursuit Diane, qui a choisi de consulter dans une maison de santé plus éloignée de son adresse de l’époque. Certaines procédures visent à faciliter la confidentialité de la démarche. C’est ce qu’explique Lucie : « Mon lycée a été tenu de ne pas faire remonter mon absence à ma famille, pour me laisser la possibilité d’avoir une journée afin d’aller à mon rendez-vous au planning familial. »
Face au corps médical
« Alors, ce bébé, on est contente ou pas ? », lance le gynécologue, sans même regarder Diane, lors de l’échographie de contrôle. « Même pour une femme heureuse d’avoir un enfant, la phrase est malvenue », s’indigne-t-elle. Myriam a vécu le même type d’interaction avec une pharmacienne qui lui a demandé « si c’était une bonne ou une mauvaise nouvelle ». Ce qui, estime-t-elle, « était franchement intrusif, et m’a laissé un peu sidérée ». Des années plus tard, Myriam estime que son parcours de soins a été entaché par « une volonté de la dissuader d’avorter, au lieu d’éclairer sa décision ». Un médecin lui a demandé « si le père était au courant, et si le fait de l’informer ne pouvait pas changer sa décision, avec souligne-t-elle, cet usage du mot et du statut de père que je trouvais inapproprié étant donné la situation ». Le gynécologue qu’elle a consulté ensuite a tenu à lui « montrer le fœtus » et « à lui faire écouter les battements du cœur ». « Là encore, j’ai trouvé ça d’une violence absolue, parce que le but, ce n’était pas de découvrir comment allait se passer une grossesse, c’était de m’en débarrasser. ». Katia relate la même expérience : « J’ai eu quand même eu une échographie, lors de laquelle on m’a fait entendre le cœur de fœtus », se remémore-t-elle.
“L’infirmière était glaciale et le médecin tirait la gueule. J’avais l’impression de déranger, d’être une pestiférée”
La violence de la prise en charge peut également passer par une forme de distance, voire de mépris. C’est ce qu’explique Nathalie, qui, le jour de son avortement, a été installée « toute seule, sans aucune information, dans une salle très glauque ». « Ce que je retiens, c’est la froideur de l’accueil à l’hôpital. L’infirmière était glaciale et le médecin tirait la gueule. Il m’a lancé une petite phrase comme “aujourd’hui, c’est moi qui m’y colle car je suis de garde”. Il n’a vraiment pas été gentil avec moi. J’avais l’impression de déranger, d’être une pestiférée », se souvient-elle.
Certaines mauvaises expériences vécues lors de l’IVG peuvent être réactivées plus tard, notamment au cours des grossesses. Nathalie établit un lien entre le mépris vécu lors de son avortement et « les leçons de morale de [s]on gynécologue », qui, lors de sa deuxième grossesse, voulait absolument la pousser à allaiter son enfant, alors qu’elle avait choisi de le nourrir au biberon. Myriam se souvient avoir été autant « infantilisée » pendant sa grossesse que lors de son avortement « On n’est plus une personne. On devient une couveuse, en fait. Et ce, peu importe notre choix », dénonce-t-elle.
Pour d’autres, le corps médical s’avère très aidant. Katia se souvient « que les médecins avaient fait en sorte d’accélérer la procédure pour une prise en charge dans les temps, sans dépasser les délais ». Diane relate « une expérience vécue évidemment pas très agréable, mais une prise en charge qui, dans l’ensemble, ne s’est pas trop mal passée ». Lucie se rappelle avoir été informée pas à pas de ses droits, sans être influencée – et encore moins dissuadée – par le corps médical. « Heureusement, personne n’a essayé de me faire changer d’avis. Ça n’aurait pas marché, car ma décision était prise. En revanche, ça m’aurait détruite », affirme-t-elle.
La douleur
Myriam se souvient encore aujourd’hui des mots employés par le médecin. « Vous allez avoir des douleurs, comme des douleurs de règles, mais en plus importantes, et normalement, vous allez évacuer une masse un peu visqueuse. » La douleur étant une sensation intime et multifactorielle, chaque récit est unique et ne saurait servir de référent. « Pendant l’acte, j’étais sous anesthésie générale. Et en me réveillant, je n’ai pas ressenti de douleur physique, si ce n’est celle que je pouvais ressentir pendant mes règles. En sortant, j’étais en forme. Je n’ai pas eu besoin d’arrêt de travail », relate Nathalie, à propos de son avortement instrumental. À l’inverse, Diane mentionne une douleur physique très forte après un avortement médicamenteux : « Je faisais les cent pas en me tenant le ventre et en pleurant toute seule chez ma sœur. » Katia a vécu des complications – ce qui est rare – à la suite de son IVG, qui ont provoqué un geste obstétrique très douloureux, pratiqué par sa gynécologue. « Elle voulait m’éviter de passer une deuxième fois sur le billard. Elle a essayé d’aller dans mon utérus et de m’enlever les rester à mains nues », se souvient-elle.
Certaines expériences de douleurs physiques se vivent loin de toute intimité. Katia qui a fait deux hémorragies en public à la suite de son avortement, se souvient avoir dû raconter les raisons aux personnes qui l’avaient vu. Elle a ensuite dû attendre « dans une salle avec des femmes enceintes ». « Je me suis même retrouvée à côté d’une femme qui consultait pour des fausses couches répétées. Je n’étais pas très à l’aise », témoigne-t-elle. Myriam se rappelle avoir attendu dans une salle « remplies de femme en train de se tordre de douleur ».
Clichés
La parole sur ce sujet reste encore rare. « Je n’en parle pas facilement, il faut que je connaisse très bien la personne pour pouvoir l’évoquer. D’ailleurs, je crois au fond que les femmes ressentent encore une forme de honte », estime Nathalie. Pour cause, aujourd’hui encore, l’avortement est associé à un ensemble de clichés, parfois intériorisés par les femmes elles-mêmes. C’est le cas notamment de l’expression « avortement de confort », terme revendiqué par Marine Le Pen et utilisé par les anti-IVG pour attaquer ce droit. L’expression laisse entendre que l’avortement est un geste auquel les femmes auraient recours par pure négligence, voire par paresse.
“Sur le moment, je me souviens avoir estimé que c’était un avortement de confort. Aujourd’hui, avec le recul et ma prise de conscience féministe, je me rends compte à quel point j’étais à côté de la plaque”
Nathalie appliquait ce terme à son propre cas : « Dans ma tête, comme j’avais les moyens économiques de le garder, c’était de l’avortement de confort. » Dans la salle d’attente avant son avortement, Diane se souvient avoir entendu une femme au téléphone « qui avait l’air au bout du rouleau » et qui disait qu’elle n’avait « pas l’argent, ni la possibilité d’accueillir un autre enfant ». « Sur le moment, je me souviens avoir estimé que c’était un avortement de confort. Aujourd’hui, avec le recul et ma prise de conscience féministe, je me rends compte à quel point j’étais à côté de la plaque », juge-t-elle. Marie estime qu’avant d’avorter, elle avait « cette idée reçue selon laquelle ça n’arrivait qu’à des jeunes filles de 16 ans mal informées. Comme si cela ne pouvait pas m’arriver à moi, vu mon niveau de conscience, et même de sérieux, dans ma façon de gérer ma sexualité ».
Dans chacun de ces cas, l’avortement est marqué par un jugement de valeur, qui dessine « des bonnes », ou « des mauvaises » raisons d’y avoir recours, ou des « profils types ». Une idée reçue démentie par toutes les femmes que nous avons interrogées, très informées et vigilantes sur leur contraception au moment de leur grossesse non désirée. Depuis 2014, la notion de « détresse » ne fait plus partie des conditions de recours à l’IVG : les femmes n’ont plus à justifier ni à défendre les raisons qui les ont poussés à interrompre leur grossesse.
« Aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes », affirmait Simone Veil. Un constat qui s’est confirmé dans les récits que nous avons écouté, marqués par une insistance sur le caractère « non anodin » de ce choix. Le souvenir de l’acte reste parfois très vif et peut prendre différentes formes. « Pendant quelques années, j’ai parfois “phasé” en voyant des enfants dans la rue. J’avais calculé la date d’anniversaire supposée, et je me disais quel âge l’enfant aurait eu si je l’avais gardé », affirme Diane, avant d’ajouter : « Malgré tout, je n’ai pas de regret. J’ai toujours eu le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait. » Pour toutes celles et ceux qui reçoivent cette parole, le défi est de laisser un espace à la souffrance liée à l’avortement, sans pour autant faire de ces récits un argument contre ce droit. Marie exprime la délicatesse de cet équilibre : « Dans les milieux où on va défendre l’IVG, on concentre nos efforts sur la lutte et la protection de ce droit. Mais du coup, on ne va pas forcément oser prendre la parole sur les difficultés que l’on a traversées. Tout se passe comme si, en disant que c’est difficile, que ce n’est pas un acte anodin, on allait donner du grain à moudre aux anti-IVG. Mais je pense que les deux choses peuvent cohabiter. Dans mon cas, je trouvais que ce n’était pas du tout un geste anodin. Cela m’a habitée pendant plusieurs mois. Et pourtant, je n’ai pas changé de regard et je ne regrette pas. »
Être écoutée
Un suivi psychologique, un espace de parole et d’expression est parfois requis. Lucie regrette de ne pas avoir pu parler, se confier. « Personne ne m’a aidé à la suite de mon IVG. J’ai ressenti que ma situation était un problème à évacuer rapidement et qu’une fois que c’était évacué, il ne fallait plus en parler. C’est comme si on m’avait dit : “Maintenant envole-toi.” C’est ce manque de suivi qui a créé un traumatisme. J’en ai payé les conséquences dans les années qui ont suivi, et je les paye encore maintenant. Si j’avais pu être accompagnée en tant qu’adolescente, si on m’avait aidé à trouver les mots pour définir ce que je ressentais, je pense que ça aurait allégé un poids. » Pour autant, poursuit-elle, « je n’ai jamais regretté ma décision, même si ça reste pour moi un choix difficile et marquant à vie. Si je devais me retrouver à cet âge-là dans la même situation, je referais tout exactement pareil… Avec un suivi psy en plus »,
“Je ne me sens pas coupable, mais j’ai parfois l’impression qu’il faudrait que je sois triste. Comme si je n’étais pas normale”
Écouter les femmes, c’est aussi entendre celles pour qui tout s’est bien passé. « Je ne me suis jamais sentie écorchée par rapport à mon IVG. J’ai toujours été bien dans mes pompes sur ce sujet. » explique Katia. Socialement, cette parole demeure parfois inaudible. « Je ne me sens pas coupable, mais j’ai parfois l’impression qu’il faudrait que je sois triste. Comme si je n’étais pas normale », explique Nathalie. Diane fait part de ce qu’elle interprète comme « un malaise diffus, un genre de trouble bourgeois », qui surgit parfois lorsqu’elle évoque le sujet. « Une amie à qui j’en ai parlé récemment a été extrêmement choquée par la nouvelle. D’un seul coup, on était dans les années 1950. Pourtant, cette amie est tout à fait sympa, féministe et tout. Mais ce que je lui avais dit a tout d’un coup ajouté une dimension très grave à la conversation », relate-t-elle.
Sororités
« Comme je vous comprends », a affirmé l’assistante sociale du Planning familial que Nathalie a rencontré avant d’avorter. « Dans un contexte où j’avais tellement peur du jugement des autres, cette simple formule a été un immense soulagement », s’émeut-elle, vingt-neuf ans après. Pour beaucoup, le soutien est venu d’une ou plusieurs amies proches, à qui elles ont pu se confier. « Ma meilleure amie à qui j’en avais parlé est venue me soutenir le jour de mon avortement, car mon compagnon de l’époque travaillait », se souvient Katia. Elle en avait aussi parlé à sa mère, qui lui avait dit « que c’était son choix à elle, et que la décision lui appartenait ». Diane, qui a récemment annoncé à sa mère qu’elle avait dû avorter se souvient de sa réaction. « Elle était désolée de ne pas avoir pu me soutenir sur le moment. Elle a été tout de suite inquiète du fait que j’ai pu avoir mal, que j’ai pu être en danger d’un point de vue médical, ou en détresse psychologique à cause de ça, à ce moment-là et dans les mois qui ont suivi ».
L’avortement est une réalité complexe, qui peut créer des liens intimes, parfois indicibles entre les femmes. Avant même d’avorter, Myriam savait qu’une de ses cousines et deux de ses tantes avaient déjà eu recours à l’avortement. Nathalie n’a jamais parlé de son avortement à ses parents, mais dit avoir été « soutenu par le simple fait de savoir que sa mère y avait eu recours ». La sœur de Diane a elle aussi eu recours à l’IVG, et les deux femmes, très proches, se sont mutuellement soutenues dans ces parcours : « On évoque aussi parfois le fait que techniquement – et en vertu du droit canon – nous avons toutes les deux été excommuniées par l’Église. »
Et maintenant ?
L’actualité récente a contribué à mettre en lumière cette question de l’avortement et les émotions partagées qu’il suscite. « J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps il y a presque un an, le 8 mars 2024 quand le droit à l’IVG a été inscrit dans la Constitution. J’ai été étonnée moi-même de me rendre compte à quel point ça m’avait ému. C’était très beau comme moment, les vidéos des femmes qui se prennent dans les bras pour fêter ça, je trouvais ça extraordinaire ! », se réjouit Diane.
“Je me suis rendu compte qu’il ne faut pas considérer que parce que c’est un droit, c’est acquis et que l’on ne doit plus s’en soucier”
À l’inverse de cette actualité récente qui rassure et émeut, la situation américaine inquiète. Depuis la suppression de l’arrêt Roe v. Wade, le droit à l’IVG a été supprimé dans quatorze États des États-Unis. « Que des choses comme ça puissent être remises en question dans des pays qui sont des grandes puissances, ça me désespère de la nature humaine », se désole Katia. Lucie affirme être doublement touchée par ce qu’il s’est passé aux États-Unis, « d’abord en tant que femme, mais particulièrement en tant que femme ayant eu recours à l’avortement. Je me dis que ma vie aurait été bien différente et bien plus difficile si j’avais vécu aux États-Unis. ». Lucie choisit de ne pas se décourager : « J’en fais une affaire personnelle, mais aussi une affaire professionnelle. En tant que professeure, j’évoque cette histoire dans mon travail, ce qui me permet de la traiter un peu différemment ». Myriam voit dans ce recul du droit des femmes américaines, un motif de vigilance. « Je me suis rendu compte qu’il ne faut pas considérer que parce que c’est un droit, c’est acquis et que l’on ne doit plus s’en soucier. Même en démocratie, les droits ne sont jamais acquis. C’est la raison pour laquelle il faut en parler aujourd’hui, et toujours se battre. ».
Lexique
➤ Avortement instrumental : l’avortement instrumental est une méthode d’interruption de grossesse réalisée dans un établissement de santé. Cette méthode repose sur des techniques chirurgicales, telles que l’aspiration du contenu de l’utérus. Elle nécessite souvent une anesthésie locale ou générale.
➤ Avortement médicamenteux : l’avortement médicamenteux consiste à interrompre une grossesse à l’aide de deux médicaments : un anti-progestérone qui interrompt la grossesse et le misoprostol qui provoque des contractions de l’utérus. Cette méthode est possible jusqu’à sept semaines de grossesse en France et ne nécessite pas d’intervention chirurgicale.
➤ L’interruption médicale de grossesse (IMG) est pratiquée pour des raisons médicales, comme une maladie grave du fœtus ou un danger pour la santé ou la vie de la femme enceinte. Elle peut être réalisée à tout moment de la grossesse, contrairement à l’IVG, qui est encadrée par des délais.
janvier 2025
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