Peter Thiel, le virage complotiste (pas si nouveau) du magnat de la Silicon Valley

Peter Thiel, le virage complotiste (pas si nouveau) du magnat de la Silicon Valley nfoiry mar 14/01/2025 - 17:00 En savoir plus sur Peter Thiel, le virage complotiste (pas si nouveau) du magnat de la Silicon Valley « Le retour de Trump à la Maison-Blanche augure l’apokálypsis des secrets de l’ancien régime », affirmait il y a quelques jours le magnat de la Silicon Valley Peter Thiel dans un texte d’intervention. Conjuguée à l’idée que la vérité allait être enfin faite sur l’assassinat de Kennedy ou la création du Covid par les laboratoires pharmaceutiques, l’intervention est apparue comme un virage complotiste d’une personnalité qui se revendiquait jusqu’ici du conservatisme de Leo Strauss et de René Girard. Mais en relisant ses textes, on s’aperçoit de la stupéfiante continuité d’une trajectoire idéologique qui en dit long sur le climat intellectuel qui s’ouvre avec le retour au pouvoir de Trump. [CTA2]Difficile de s’y repérer, dans le parcours idéologique de Peter Thiel. Si le magnat de la Silicon Valley, cofondateur de Paypal et créateur de la société de big data Palantir Technologies, aime se présenter comme un intellectuel, on peine de prime abord à saisir la cohérence de sa réflexion. Il y a dix ans, dans nos colonnes, il évoquait face au philosophe Pierre Manent, son intérêt pour la pensée de Leo Strauss, référence des néoconservateurs Américains. Il racontait : « J’ai étudié la philosophie à l’université Stanford à la fin des années 1980. […] C’est dans ce contexte que je suis tombé sur les livres de Leo Strauss, le maître d’Allan Bloom, qui défendait l’idée que les œuvres classiques nous permettent de prendre connaissance des questions permanentes qui doivent toujours être réactualisées. J’ai été très frappé par la distinction qu’il traçait entre la vérité et la convention […]. Cette distinction continue d’être opérante aujourd’hui : pour ne prendre qu’un exemple, l’économie fonctionne sur des mythes auxquels tout le monde croit, mais qui peuvent être éloignés de la vérité. » En 2007 déjà, il publiait un article au titre éloquent : « The Straussian Moment » (2007).Plus récemment, Thiel s’est fait, comme nous le racontions, l’un des porte-parole du mouvement libertarien. Au cœur du monde des nouvelles technologies, il lançait en 2021 cette formule lapidaire : « La crypto[monnaie] est libertarienne, l’intelligence artificielle [IA] est communiste ». Comprenez : l’IA est un moyen de contrôle et d’aliénation qui peut être aisément instrumentalisé par des pouvoirs totalitaires. La cryptomonnaie, au contraire, offre la possibilité d’une coordination humaine décentralisée, qui se passerait de la nécessité d’un garant, d’un tiers de confiance. Elle participerait, de ce fait, à l’érosion du pouvoir institué de ces tiers de confiance, au premier chef celui de l’État, qui, pour Thiel, comme pour tous les libertariens sont une menace pour la liberté spontanée des individus. Le libertarisme revendiqué de Thiel ne l’empêchera pas de désavouer un des supposés grands principes du capitalisme libéral : « La concurrence, c’est pour les losers » ; le cœur de l’économie, ce sont les monopoles.Aujourd’hui, c’est dans le complotisme que verse celui qui inspire le nouveau vice-président, J. D. Vance. Il signait, il y a quelques jours, une tribune dont le titre est au moins aussi étrange que le contenu : « Le retour de Trump à la Maison-Blanche augure l’apokálypsis » (traduit par Le Grand Continent). Il faut entendre, dit-il, l’apocalypse au sens étymologique : celui de révélation et non de catastrophe. Nous assistons, affirme Thiel, aux « dernières semaines crépusculaires de notre interrègne ». « Le retour de Trump à la Maison-Blanche augure l’apokálypsis des secrets de l’ancien régime », grâce aux « déclassifications fragmentaires de documents » ; tout va bientôt être révélé : la vérité sur l’affaire Epstein, sur l’assassinat de Kennedy, sur le Covid, etc. Si cette grande révélation n’a pas eu lieu lors du premier mandat de Trump, c’est, pour Thiel, que le président croyait encore à la possibilité d’un « État profond de droite » qui prendrait la place de l’intelligentsia de gauche et continuerait, dans l’ombre, à administrer l’Amérique. Il en va tout autrement aujourd’hui : plutôt que l’ombre, la lumière sans restriction. La vérité seule, aveuglante et crue, peut tout remettre à plat et permettre de sauver des États-Unis rongés par des antagonismes entretenus par les puissances secrètes qui gouverneraient son destin depuis des décennies. « Les révélations de la nouvelle administration n’ont pas besoin de justifier la vengeance — la reconstruction peut aller de pair avec la réconciliation. » Aux yeux de Thiel, Trump porte l’esprit originel d’Internet : la liberté de l’information, que se sont efforcés d’étouffer les « gardiens des secrets de l’ère pré-Internet […] – les organisations médiatiques, bureaucraties, universités et ONG financées par l’État qui délimitaient traditionnellement la conversatio

Jan 14, 2025 - 17:06
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Peter Thiel, le virage complotiste (pas si nouveau) du magnat de la Silicon Valley
Peter Thiel, le virage complotiste (pas si nouveau) du magnat de la Silicon Valley nfoiry mar 14/01/2025 - 17:00

« Le retour de Trump à la Maison-Blanche augure lapokálypsis des secrets de lancien régime », affirmait il y a quelques jours le magnat de la Silicon Valley Peter Thiel dans un texte d’intervention. Conjuguée à l’idée que la vérité allait être enfin faite sur l’assassinat de Kennedy ou la création du Covid par les laboratoires pharmaceutiques, l’intervention est apparue comme un virage complotiste d’une personnalité qui se revendiquait jusqu’ici du conservatisme de Leo Strauss et de René Girard. Mais en relisant ses textes, on s’aperçoit de la stupéfiante continuité d’une trajectoire idéologique qui en dit long sur le climat intellectuel qui s’ouvre avec le retour au pouvoir de Trump. 

[CTA2]


Difficile de s’y repérer, dans le parcours idéologique de Peter Thiel. Si le magnat de la Silicon Valley, cofondateur de Paypal et créateur de la société de big data Palantir Technologies, aime se présenter comme un intellectuel, on peine de prime abord à saisir la cohérence de sa réflexion. 

  • Il y a dix ans, dans nos colonnes, il évoquait face au philosophe Pierre Manent, son intérêt pour la pensée de Leo Strauss, référence des néoconservateurs Américains. Il racontait : « Jai étudié la philosophie à luniversité Stanford à la fin des années 1980. […] Cest dans ce contexte que je suis tombé sur les livres de Leo Strauss, le maître dAllan Bloom, qui défendait lidée que les œuvres classiques nous permettent de prendre connaissance des questions permanentes qui doivent toujours être réactualisées. Jai été très frappé par la distinction quil traçait entre la vérité et la convention […]. Cette distinction continue d’être opérante aujourdhui : pour ne prendre quun exemple, l’économie fonctionne sur des mythes auxquels tout le monde croit, mais qui peuvent être éloignés de la vérité. » En 2007 déjà, il publiait un article au titre éloquent : « The Straussian Moment » (2007).
  • Plus récemment, Thiel s’est fait, comme nous le racontions, l’un des porte-parole du mouvement libertarien. Au cœur du monde des nouvelles technologies, il lançait en 2021 cette formule lapidaire : « La crypto[monnaie] est libertarienne, lintelligence artificielle [IA] est communiste ». Comprenez : l’IA est un moyen de contrôle et d’aliénation qui peut être aisément instrumentalisé par des pouvoirs totalitaires. La cryptomonnaie, au contraire, offre la possibilité d’une coordination humaine décentralisée, qui se passerait de la nécessité d’un garant, d’un tiers de confiance. Elle participerait, de ce fait, à l’érosion du pouvoir institué de ces tiers de confiance, au premier chef celui de l’État, qui, pour Thiel, comme pour tous les libertariens sont une menace pour la liberté spontanée des individus. Le libertarisme revendiqué de Thiel ne l’empêchera pas de désavouer un des supposés grands principes du capitalisme libéral : « La concurrence, c’est pour les losers » ; le cœur de l’économie, ce sont les monopoles.
  • Aujourd’hui, c’est dans le complotisme que verse celui qui inspire le nouveau vice-président, J. D. Vance. Il signait, il y a quelques jours, une tribune dont le titre est au moins aussi étrange que le contenu : « Le retour de Trump à la Maison-Blanche augure l’apokálypsis » (traduit par Le Grand Continent). Il faut entendre, dit-il, l’apocalypse au sens étymologique : celui de révélation et non de catastrophe. Nous assistons, affirme Thiel, aux « dernières semaines crépusculaires de notre interrègne ». « Le retour de Trump à la Maison-Blanche augure lapokálypsis des secrets de lancien régime », grâce aux « déclassifications fragmentaires de documents » ; tout va bientôt être révélé : la vérité sur l’affaire Epstein, sur l’assassinat de Kennedy, sur le Covid, etc. Si cette grande révélation n’a pas eu lieu lors du premier mandat de Trump, c’est, pour Thiel, que le président croyait encore à la possibilité d’un « État profond de droite » qui prendrait la place de l’intelligentsia de gauche et continuerait, dans l’ombre, à administrer l’Amérique. Il en va tout autrement aujourd’hui : plutôt que l’ombre, la lumière sans restriction. La vérité seule, aveuglante et crue, peut tout remettre à plat et permettre de sauver des États-Unis rongés par des antagonismes entretenus par les puissances secrètes qui gouverneraient son destin depuis des décennies. « Les révélations de la nouvelle administration nont pas besoin de justifier la vengeance — la reconstruction peut aller de pair avec la réconciliation. » Aux yeux de Thiel, Trump porte l’esprit originel d’Internet : la liberté de l’information, que se sont efforcés d’étouffer les « gardiens des secrets de l’ère pré-Internet […] – les organisations médiatiques, bureaucraties, universités et ONG financées par l’État qui délimitaient traditionnellement la conversation publique. » Pour Thiel, « lapokálypsis est le moyen le plus pacifique de résoudre la guerre menée par lancien régime contre Internet. » S’ouvre, au bout de l’interrègne, un nouveau futur. « Lavenir exige des idées nouvelles et étranges. » 

 

Retour sur le « moment straussien » de Peter Thiel 

Difficile, on l’a dit, de discerner le fil rouge de cette trajectoire idéologique. Pourtant, si l’on remonte à 2007, on s’étonne de voir déjà apparaître discrètement, dans l’article « The Straussian Moment », l’idée d’apocalypse. Comment surgit cette idée ? Il faut, pour le comprendre, ressaisir l’architecture du texte. Pour Thiel, qui se place ici dans le sillage de Leo Strauss, la modernité, héritière des Lumières, est caractérisée par l’oblitération des grandes questions et des grandes vérités, âpres et profondes, sur l’homme, sa nature, son destin. « Depuis le siècle des Lumières, la philosophie politique moderne s’est caractérisée par l’abandon d’une série de questions qu’une époque antérieure avait jugées centrales : Qu’est-ce qu’une vie bien vécue ? Que signifie être humain ? Quelle est la nature de la cité et de l’humanité ? Quelle est la place de la culture et de la religion dans tout cela ? Pour le monde moderne, la mort de Dieu a été suivie de la disparition de la question de la nature humaine. » 

 

C’est la faute aux Lumières… et à l’égalité  

À ces grandes questions s’est substitué autre chose : « Cette disparition a eu de nombreuses répercussions. » Les hommes ont été transformés, dit Thiel, en « acteurs économiques rationnels ». Aux antagonismes violents des origines, le grand récit contemporain veut que se soit substituée une concurrence pacifiée refoulant la violence sous les contrats et les conventions. La pensée héritière des Lumières se caractérise même, pour l’entrepreneur, par un certain optimisme anthropologique. Cette réduction de l’homme à son statut d’acteur rationnel occulte très profondément le questionnement sur la vérité de sa nature, tout particulièrement la violence en lui, cette réalité violente que l’on ne veut pas voir et qui, pourtant, est à l’origine de sociétés bien réglées. La violence à la racine et sa conjuration dans des formes rituelles qui nous répugnent désormais, comme le sacrifice. « Dans un monde capitaliste, les débats […] sur la vérité – qu’il s’agisse de questions de religion et de vertu ou de questions sur la nature de l’humanité – interfèrent avec la conduite productive du commerce. Il est donc préférable que ces questions soient éliminées ou occultées. » L’Homo oeconomicus est un être indifférencié : fiction d’égalité qui occulte l’inégalité naturelle.

“Pour Thiel, approcher la vérité, c’est revenir à la fondation, qui comporte toujours une violence”

Comme le dit encore Thiel, « un récit de la politique qui ne parle que du bon fonctionnement de l’appareil gouvernemental est incomplet, et il faut aussi considérer les circonstances dans lesquelles cet appareil est construit ou créé en premier lieu – et, par extension, là où il peut être menacé ou modifié et reconstruit ». Approcher la vérité, c’est revenir à la fondation, qui comporte toujours une violence, à la décision extra-légale sous la norme juridique, à l’exception instituante sous la règle instituée. Malheureusement, selon Thiel, ce retour est interdit aujourd’hui par l’hégémonie des récits du « bon fonctionnement ». Nous vivons dans un monde de « mythes », de vérités « conventionnelles ». On reconnaît déjà, par anticipation, la dénonciation contemporaine de la « bien-pensance » d’une gauche jugée hégémonique. Nous refusons de faire face à notre violence ; mais cette négation exacerbe la cruauté plus qu’elle ne la canalise.

 

L’abandon de la vérité

Les âpres vérités ont été abandonnées, recouvertes, occultées sciemment par des puissances confortablement installées dans l’ordre aliénant qu’elles orchestrent dans l’ombre. Les Anciens affirmaient la puissance de l’intellect et à la faiblesse de la volonté. Selon Thiel, nous croyons exactement l’inverse : êtres de désirs manipulables, ayant abdiqué notre capacité de pensée, nous sommes devenus des jouets. Nous déléguons notre intelligence à des machines, à des intelligences artificielles. La vérité est, plus que jamais, obscurcie, refoulée. Mais c’est peut-être ce qui rend notre situation si intenable, et inévitable l’effondrement d’un régime de secret sclérosé, à bout de souffle, incapable de se régénérer. « L’Occident moderne a perdu la foi en lui-même. Au cours de la période des Lumières et de l’après-Lumières, cette perte de confiance a libéré d’énormes forces commerciales et créatives. En même temps, cette perte a rendu l’Occident vulnérable. » Inconscient de la violence refoulée, nous risquons d’être terrassée par son retour débridé, lorsque les vannes sauteront. Il faudrait au contraire, pour Thiel, préparer cette résurgence de plus en plus inexorable pour qu’elle ne nous emporte pas : il faut trouver d’autres formes de canalisation de la violence que sa négation, son oubli. Il faut recouvrer le courage d’affronter intellectuellement ces enjeux. Recouvrer, plus largement, la foi dans notre intellect, dans sa capacité à ouvrir un nouvel horizon à l’humanité – d’où sans doute le goût de Thiel pour le transhumanisme.

 

Le rôle du philosophe 

D’après Thiel, la figure du philosophe continue d’affirmer les vérités oubliées dont il entrevoit l’étincelle dans le passé, dans des temps où la vérité n’était pas si oubliée. « La méthode la plus directe pour comprendre un monde dans lequel tous les êtres humains ne sont pas des Homo oeconomicus [implique] un retour à une certaine version de l’ancienne tradition. » C’est ce que soulignait Strauss. L’affirmation des vérités subversives honnies par la modernité est toujours, pour le philosophe, un danger – ainsi Socrate, condamné à mort par la cité d’Athènes. Les vérités du philosophe dérangent. Ceux qui disent la vérité sont la cible des hommes et des femmes qui trouvent, dans l’ordre établi, de quoi asseoir leur pouvoir. 

“Philosopher sans contrôle fait courir de grands risques aux philosophes”Peter Thiel

Raison pour lesquelles le philosophe doit souvent s’efforcer de les dire à demi-mot, entre les lignes, de manière ésotérique. C’était en tout cas la méthode de Strauss. « Il n’y a pas grand-chose de plus clair chez Strauss que le besoin de moins de transparence. Philosopher sans contrôle fait courir de grands risques aux philosophes […] car même dans les régimes les plus libéraux ou les plus ouverts d’esprit, il existe certaines vérités profondément problématiques. Strauss est convaincu qu’il n’est pas le premier à avoir découvert ou redécouvert ces vérités. Les grands écrivains et philosophes du passé connaissaient eux aussi ces questions mais, pour se protéger des persécutions, ces penseurs utilisaient un mode d’écriture […] dans lequel leur littérature s’adresse, non pas à tous les lecteurs, mais uniquement à des lecteurs dignes de confiance et intelligents’. »

 

Carl Schmitt et René Girard… plus actuels que Strauss ? 

L’approche de Strauss a ses vertus, affirme Thiel. Mais, ajoute-t-il, elle est insuffisante à l’heure de l’obscurcissement total de la vérité. Plutôt que sa dissémination discrète qui entretient le régime du secret tout en essayant de lui insuffler quelques bribes de vérité, l’époque appelle de plus en plus un grand retournement, un grand dévoilement qui remettra tout à plat et envoie tout valser. Carl Schmitt, autre penseur conservateur que Thiel commente longtemps, insistait sur le katechon, « ce qui retient » l’apocalypse. Il s’agissait pour lui de restaurer un ordre ancien que la modernité dissolvait, afin d’éviter le cataclysme : de restaurer une vérité anthropologique partielle pour éviter l’explosion de la vérité nue et le déchaînement de la violence. « Le projet straussien vise à préserver le katechon, mais il devient au contraire un “accélérateur” » d’un bouleversement redouté. Pour Thiel, emportés par ce mouvement d’accélération, nous n’avons plus guère d’autres choix que de pousser à son extrême, jusque dans ses retranchements, jusqu’à un point de rupture et de dépassement, jusque dans ses ultimes possibilités, une modernité en voie de décomposition. 

“Pour Thiel, René Girard s’efforçait de ‘dévoiler’ plus que de ‘voiler’ les ‘choses cachées depuis la fondation du monde’”

Thiel se place ici sous le patronage d’un autre penseur important pour lui : René Girard, qui, pour Thiel, s’efforçait de « dévoiler » plus que de « voiler » les « choses cachées depuis la fondation du monde ». « Dans une perspective girardienne, les débats politiques actuels restent inadaptés à la situation du monde contemporain dans la mesure où […] on continue à nier le rôle fondateur de la violence causée par la mimésis humaine et donc à sous-estimer systématiquement la portée de la violence apocalyptique. […] Pour Girard, le dévoilement de ce terrible savoir ouvre une faille catastrophique sous la cité des hommes. » Cette faille, ouverte par notre oubli, nous ne pouvons plus faire comme si elle n’existait pas. Elle s’impose à nous et représente un danger évident. « Le dévoilement du passé mythique ouvre la voie à un avenir dans lequel nous ne croirons plus à aucun des mythes ; dans une rupture dramatique avec le passé, ils auront été déconstruits et donc discrédités. » Mais, « parce que ces mythes fondateurs ont également joué le rôle critique de distinguer la violence légitime de la violence illégitime, leur dévoilement peut priver l’humanité du fonctionnement efficace de la violence limitée et sacrée ». Nous voyons déjà, à vrai dire, les prémices de ce déchaînement : « Le présent risque d’être une terrible synthèse des points aveugles de la pensée doctrinaire, une synthèse de la violence et de la mondialisation dans laquelle toutes les frontières de la violence sont abolies […] Le mot qui décrit le mieux cette violence illimitée et apocalyptique est “terrorisme”. »

 

L’attente de l’apocalypse… et du sauveur 

Est-il déjà trop tard ? Pour Thiel, tout dépend de ce que nous faisons de cette faille : si nous la subissons ou si nous l’assumons. « La fin du monde n’est pas encore arrivée et il est difficile de dire combien de temps durera le crépuscule de l’ère moderne. Que doit donc faire l’homme ou la femme d’État chrétien.ne qui aspire à être un.e gestionnaire avisé.e de notre temps ? » Notre temps a besoin, selon lui, d’un être capable de s’emparer de la faille, afin de décider de notre destin collectif. Un être investi du pouvoir de la (re)fondation, de la décision exceptionnelle qui rompt un ordre établi incapable de se sauver de l’intérieur. Nos régimes, gangrenés par la pesanteur des règles, des conventions, des mythes qui refoulent la violence instituante sous la régularité de la société instituée, y sont radicalement hostiles. « L’appareil constitutionnel américain empêche de trouver une voie directe vers l’avenir. En opposant les ambitions les unes aux autres grâce à un système élaboré de freins et de contrepoids, il empêche tout ambitieux de reconstruire l’ancienne République. Les fondateurs de l’Amérique jouissaient d’une liberté d’action bien supérieure à celle des hommes politiques qui ont suivi. […] La paralysie intellectuelle de la connaissance de soi a son pendant dans la paralysie politique inhérente à notre système de gouvernement ouvert. »

Sclérosé, épuisé, le « système » ne tient pourtant plus qu’à un fil. Trump représente sans doute aujourd’hui, pour Thiel, une de ces figures dont le surgissement est jugé nécessaire pour que, de la faille, ne se déverse pas une violence archaïque débridée mais, au contraire, s’ouvre le commencement d’un nouvel avenir. « Existe-t-il un moyen de fortifier l’Occident moderne sans le détruire complètement, un moyen de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ? » Oui, assène Thiel, à condition que le rejet de la modernité ne signifie pas choisir le conservatisme mais une troisième voie. Le monde à venir, dont la figure est incertaine, « pourrait différer du monde moderne d’une manière bien pire ou bien meilleure – violence illimitée d’une mimésis débridée ou paix du royaume de Dieu. » Tout dépend de notre capacité d’empoigner la violence anthropologique plutôt que de la nier dans des fictions qui nourrissent les antagonismes, afin de pouvoir y faire face. 

 

Une supériorité du christianisme ?

L’affirmation du religieux est très significative. Le dépassement de la violence débridée passe en premier lieu, chez Girard, par l’affirmation du sacré qui la canalise. Toutes les formes religieuses ne se valent pourtant pas, pour Thiel. Le christianisme a une supériorité : toute son affaire est, précisément, affaire de révélation. La mort du Christ est la révélation de ce que, comme le dit Girard, le sacrifice expiatoire du bouc émissaire est toujours le sacrifice d’un innocent sur lequel la communauté humaine déchaîne sa violence. Mais il y a encore autre chose dans le christianisme : Jésus, l’homme salvateur, le messie providentiel, qui empoigne le destin du monde, plutôt que les Dix commandements, la Loi, l’ordre juridique, de l’Ancien Testament. Le Christ est sans doute une médiation entre Dieu et les hommes. Mais il n’est pas, au contraire de la Loi, une médiation abstraite entre les hommes : il se présente en chair et en os. Il affirme im-médiatement, souverainement, sans se soucier des lois temporelles : image d’une spontanéité qui résonne avec l’obsession libertarienne d’une liberté sans restriction. 

Je crois désormais que la démocratie et la liberté sont incompatibles”Peter Thiel

Si la vérité de la violence doit être canalisée, elle doit l’être au niveau minimal, originel, celui de la religion, et d’abord dans une forme renouvelée du christianisme. Il faut dépasser le politique qui s’empare toujours de ce besoin de canaliser la violence. « La grande tâche des libertariens, cest de trouver une manière d’échapper au politique sous toutes ses formes ». La politique est toujours trop tyrannique. Sa version démocratique, régime de la modernité par excellence, qui impose à l’homme la médiation du débat et du droit, plus que toute autre forme politique. « Je crois désormais que la démocratie et la liberté sont incompatibles », affirme Thiel. L’égalitarisme démocratique est une fiction qui recouvre l’inégalité naturelle. Sous prétexte de protéger les hommes de la domination, elle les noie dans une indifférenciation qui, comme le diagnostiquait Girard, exacerbe en fait la violence entre des individus qui n’ont plus la possibilité de se distinguer. Abolissant les sociétés inégalitaires de l’ancien monde, nous en avons créé un autre où la compétition des hommes indifférenciés se radicalise chaque jour un peu plus, jusqu’à devenir insupportable. Le principe de concurrence « pure et parfaite » n’est que le pendant économique de cet égalitarisme délétère. 

 

J. D. Vance, l’homme d’État chrétien 

Thiel poursuit : « L’homme ou la femme d’État chrétien.ne doit s’écarter des enseignements de Strauss sur un point décisif. Contrairement à Strauss, l’homme ou la femme d’État chrétien.ne sait que l’ère moderne ne sera pas permanente et qu’elle finira par céder la place à quelque chose de très différent. Il ne faut jamais oublier qu’un jour, tout sera révélé, que toutes les injustices seront dévoilées et que ceux qui les ont commises devront rendre des comptes. » En ligne de mire : ceux qui, drapés dans l’humanisme et le progressisme, ont tout fait pour maintenir un ordre oublieux qui affermissait leur pouvoir, quitte à éliminer les porteurs de vérités dérangeantes. Le ton de 2007 est très proche de celui de 2024. 

On retrouve, à travers ce détour de dix-sept ans, une continuité dans la trajectoire intellectuelle de Peter Thiel : le souci de retrouver, dans le passé, des vérités occultées ; le désir d’un grand dévoilement porté par quelques figures providentielles, quasiment destinales ; l’horizon d’un nouvel ordre politique qui, plutôt qu’un retour en arrière, ouvrirait sur un avenir différent, dont Internet et la cryptomonnaie sont comme les prémices. Si Thiel n’a pas soutenu Trump aussi directement que son comparse Elon Musk, c’est peut-être qu’au-delà de Trump, instrument bien utile à l’avancée de son horizon politique, il entrevoit la possibilité de placer son véritable poulain, le nouveau vice-président J. D. Vance. Trump n’est pas un intellectuel – il y a de bonnes raisons de penser que les spéculations politico-philosophiques de Thiel le laissent quelque peu de marbre. Mais il en va tout autrement pour Vance, qui partage d’autre part avec Thiel une foi chrétienne affirmée, fondée sur lecture idéologique beaucoup plus que sur un traditionalisme vague. janvier 2025

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