Isabelle Alfandary : “L’affaire Mazan, comme Metoo, pose la question de ce qu’est une agression sexuelle”
Isabelle Alfandary : “L’affaire Mazan, comme Metoo, pose la question de ce qu’est une agression sexuelle” nfoiry mer 15/01/2025 - 16:00 En savoir plus sur Isabelle Alfandary : “L’affaire Mazan, comme Metoo, pose la question de ce qu’est une agression sexuelle” Alors que le procès Mazan a révélé, après Metoo, l’ampleur et la gravité des violences sexuelles, la psychanalyste et philosophe Isabelle Alfandary publie un essai passionnant Le Scandale de la séduction (PUF) où elle interroge le silence des psychanalystes sur ces questions pourtant au cœur de la naissance de leur discipline. Elle s’en explique dans un entretien où il est question de Freud, du crime sexuel mais aussi de l’ambivalence de nos histoires amoureuses. [CTA2]Votre livre est né d’un étonnement face au silence des psychanalystes devant le phénomène Metoo. Alors que la libération de la parole et les violences sexuelles sont au cœur de leur métier, pourquoi ne les a-t-on pas entendus ? Isabelle Alfandary : Ce silence est en effet étonnant. Mais ce n’est pas un silence d’indifférence. Quand on y regarde d’un peu plus près, on se rend compte que Metoo renvoie la psychanalyse à ses propres origines. Que se passe-t-il au départ de cette aventure ? Ceci que des femmes se rendent en grand nombre chez Freud, prennent la parole et demandent à être non seulement entendues mais crues. L’une des premières patientes de Freud le lui dit d’ailleurs assez brutalement : « Arrêtez de parler, écoutez-moi ! » À cela s’ajoute que la question de la séduction est présente dès ce moment. Ces femmes qui viennent trouver Freud avaient des symptômes qui ne correspondaient à aucune cause organique, à aucune lésion : elles n'arrivaient plus à marcher, à voir, elles avaient des difficultés pour parler, elles étaient sous le coup d’angoisses terribles… et voilà qu’en se mettant à parler, elles allaient mieux. Or de quoi parlent-elles ? D’agressions sexuelles ! Nombre d’entre elles se remémorent qu’elles ont été abusées, dans leur enfance, qu’elles ont été victimes d’agressions sexuelles de la part de leur entourage proche. Freud élabore à partir de cela une théorie de la séduction – qu’il appelle sa « neurotica » – où il fait des agressions sexuelles vécues dans l’enfance la cause des névroses : traumatisantes, ces agressions ont été oubliées, ensevelies, refoulées dans l’inconscient et produisent en retour des symptômes « hystériques » ou des comportements névrotiques. On aurait pu imaginer qu’il parle d’une théorie du viol – cela aurait été plus clair, et certains lui ont d’ailleurs reproché. Mais cela n’aurait pas été très prudent de sa part. Cela aurait renforcé encore le scandale lié à sa découverte. Il était déjà audacieux de parler de séduction entre adultes et enfants. L’effraction de la psychanalyse dans l’histoire de l’Occident, il y a cent vingt ans, a consisté à affirmer que le sexuel était un facteur déterminant dans la vie et dans l’histoire des sujets… et sans doute aussi dans celle des sociétés. On a retrouvé cet enjeu avec l’affaire Mazan, comme avec le mouvement Metoo. Et la psychanalyse permet, entre autres choses, de prendre la pleine mesure de la gravité du traumatisme psychique et personnel causé par une agression sexuelle. Sauf que Freud va se mettre à douter de la réalité de ces agressions pour forger l’idée qu’elles relèvent peut-être du fantasme. Et on tient peut-être là, comme vous le suggérez, la raison profonde pour laquelle Metoo a mis mal à l’aise les psychanalystes. Cela les renvoie au geste fondateur de Freud qui a été conduit à relativiser le témoignage de ces agressions, y compris dans sa propre famille ? Cela s’est passé en deux temps. Dans un premier temps, Freud – et c’est à mettre à son crédit – croit ses patientes sur parole. Et je dirais même qu’il ne cesse jamais de les croire. Ce point est capital. C’est le fondement de l’éthique de l’analyse : on donne crédit à la parole du patient qui est seul à détenir la vérité sur son existence. S’il en était autrement, il n’y aurait aucun intérêt à l’écouter, et la méthode inventée par Freud ne marcherait pas. Au tout début, on voit d’ailleurs Freud essayer de recouper les informations que lui livrent ses patientes, en consultant des tiers, en menant son enquête, par la bande. Mais très vite, il se rend compte que cela ne fonctionne pas, que cela ne le mène nulle part et surtout que cela ruine la relation thérapeutique. Il se décide alors, très tôt dans son entreprise, à prendre au sérieux les récits d’agression qu’on lui confie et il élabore sa première « théorie de la séduction ». Dans un second temps, sans jamais remettre en question la sincérité des paroles de ses patientes – ce point est également essentiel à souligner –, Freud va être amené à reconsidérer le statut de ces récits : il juge que dans la plupart des cas ces scènes d’abus sont le fruit de remaniements inconscients, de réécritures – il ne tient plus ces scènes pour des scènes d’abus réels mais pour des
Alors que le procès Mazan a révélé, après Metoo, l’ampleur et la gravité des violences sexuelles, la psychanalyste et philosophe Isabelle Alfandary publie un essai passionnant Le Scandale de la séduction (PUF) où elle interroge le silence des psychanalystes sur ces questions pourtant au cœur de la naissance de leur discipline. Elle s’en explique dans un entretien où il est question de Freud, du crime sexuel mais aussi de l’ambivalence de nos histoires amoureuses.
[CTA2]
Votre livre est né d’un étonnement face au silence des psychanalystes devant le phénomène Metoo. Alors que la libération de la parole et les violences sexuelles sont au cœur de leur métier, pourquoi ne les a-t-on pas entendus ?
Isabelle Alfandary : Ce silence est en effet étonnant. Mais ce n’est pas un silence d’indifférence. Quand on y regarde d’un peu plus près, on se rend compte que Metoo renvoie la psychanalyse à ses propres origines. Que se passe-t-il au départ de cette aventure ? Ceci que des femmes se rendent en grand nombre chez Freud, prennent la parole et demandent à être non seulement entendues mais crues. L’une des premières patientes de Freud le lui dit d’ailleurs assez brutalement : « Arrêtez de parler, écoutez-moi ! » À cela s’ajoute que la question de la séduction est présente dès ce moment. Ces femmes qui viennent trouver Freud avaient des symptômes qui ne correspondaient à aucune cause organique, à aucune lésion : elles n'arrivaient plus à marcher, à voir, elles avaient des difficultés pour parler, elles étaient sous le coup d’angoisses terribles… et voilà qu’en se mettant à parler, elles allaient mieux. Or de quoi parlent-elles ? D’agressions sexuelles ! Nombre d’entre elles se remémorent qu’elles ont été abusées, dans leur enfance, qu’elles ont été victimes d’agressions sexuelles de la part de leur entourage proche. Freud élabore à partir de cela une théorie de la séduction – qu’il appelle sa « neurotica » – où il fait des agressions sexuelles vécues dans l’enfance la cause des névroses : traumatisantes, ces agressions ont été oubliées, ensevelies, refoulées dans l’inconscient et produisent en retour des symptômes « hystériques » ou des comportements névrotiques. On aurait pu imaginer qu’il parle d’une théorie du viol – cela aurait été plus clair, et certains lui ont d’ailleurs reproché. Mais cela n’aurait pas été très prudent de sa part. Cela aurait renforcé encore le scandale lié à sa découverte. Il était déjà audacieux de parler de séduction entre adultes et enfants. L’effraction de la psychanalyse dans l’histoire de l’Occident, il y a cent vingt ans, a consisté à affirmer que le sexuel était un facteur déterminant dans la vie et dans l’histoire des sujets… et sans doute aussi dans celle des sociétés. On a retrouvé cet enjeu avec l’affaire Mazan, comme avec le mouvement Metoo. Et la psychanalyse permet, entre autres choses, de prendre la pleine mesure de la gravité du traumatisme psychique et personnel causé par une agression sexuelle.
Sauf que Freud va se mettre à douter de la réalité de ces agressions pour forger l’idée qu’elles relèvent peut-être du fantasme. Et on tient peut-être là, comme vous le suggérez, la raison profonde pour laquelle Metoo a mis mal à l’aise les psychanalystes. Cela les renvoie au geste fondateur de Freud qui a été conduit à relativiser le témoignage de ces agressions, y compris dans sa propre famille ?
Cela s’est passé en deux temps. Dans un premier temps, Freud – et c’est à mettre à son crédit – croit ses patientes sur parole. Et je dirais même qu’il ne cesse jamais de les croire. Ce point est capital. C’est le fondement de l’éthique de l’analyse : on donne crédit à la parole du patient qui est seul à détenir la vérité sur son existence. S’il en était autrement, il n’y aurait aucun intérêt à l’écouter, et la méthode inventée par Freud ne marcherait pas. Au tout début, on voit d’ailleurs Freud essayer de recouper les informations que lui livrent ses patientes, en consultant des tiers, en menant son enquête, par la bande. Mais très vite, il se rend compte que cela ne fonctionne pas, que cela ne le mène nulle part et surtout que cela ruine la relation thérapeutique. Il se décide alors, très tôt dans son entreprise, à prendre au sérieux les récits d’agression qu’on lui confie et il élabore sa première « théorie de la séduction ». Dans un second temps, sans jamais remettre en question la sincérité des paroles de ses patientes – ce point est également essentiel à souligner –, Freud va être amené à reconsidérer le statut de ces récits : il juge que dans la plupart des cas ces scènes d’abus sont le fruit de remaniements inconscients, de réécritures – il ne tient plus ces scènes pour des scènes d’abus réels mais pour des fantaisies, des fantasmes en provenance de l’inconscient. Les femmes en question n'ont pas, selon Freud, conscience d'inventer des scénarios et ne cherchent nullement à tromper, ni à manipuler le thérapeute de manière délibérée. Mais des distorsions sont à l’œuvre entre ce qu’elles ont réellement vécu et l’impression qu’elles en conservent.
“Freud ne pouvait se résoudre à incriminer presque tous les hommes…”
Dans sa célèbre lettre à son ami et collègue Wilhelm Fliess du 21 septembre 189, Freud lui annonce qu’il « ne croit plus à sa neurotica ». Renonçant à la théorie de la séduction, il élabore le complexe d’Œdipe selon lequel tous les enfants, quelle que soit leur histoire familiale, sont voués à s’inventer une histoire d’amour avec le parent de sexe opposé… C’est tout de même une sérieuse remise en question des récits d’agression que de postuler que les enfants fantasment de coucher avec leur père ou leur mère, non ?
Les raisons de ce revirement sont multiples, à la fois biographiques, éthiques et théoriques. Le propre père de Freud auquel celui-ci était très attaché venait de mourir : le neurologue viennois était en plein deuil et au beau milieu de ce qu’on a appelé son « auto-analyse ». Admettre qu’une majorité de patientes aient été abusées revenait à admettre qu’une majorité d’hommes, y compris – pourquoi pas ? – son propre père, étaient capables d’actes d’une gravité sans nom. À cela, Freud ne pouvait pas se résoudre. Il faut se rappeler que Freud avait pour objectif de fonder une nouvelle science sur ses découvertes, une science en rupture avec l’institution médicale, neurologique et psychiatrique. Et il paraissait difficile de fonder une science nouvelle sur l’incrimination de la figure du Père, clé de voûte de la société viennoise dans laquelle il vivait, et de la culture occidentale tout entière. Il a sans doute eu l’impression d’être au bord du gouffre avec toutes ces histoires. Il ne pouvait se résoudre à incriminer presque tous les hommes…
“Un véritable pervers, c’est un individu qui n'a fondamentalement pas grandi, même s’il est capable de cacher son jeu en empruntant le masque du bon père, de l’époux attentionné”
C'est un peu ce que les féministes reprochaient au moment du procès Mazan, aux hommes qui refusaient l’accusation générale contre la culture du viol et la masculinité toxique. « Pas tous les hommes », « not all men »…
Je ne vous le fais pas dire… Et c’est la raison pour laquelle il me paraît important de revenir sur ces difficultés que Freud a affrontées dès la naissance de la psychanalyse vers 1897. À partir de l’abandon de sa théorie de la séduction, Freud parvient à tenir ensemble deux idées fondamentales : d’une part, que le petit humain – fille ou garçon –est un « pervers polymorphe », selon son expression, et qu’il va lui falloir en grandissant canaliser et sublimer ses pulsions, y compris destructrices, que l’on voit couramment à l’œuvre dans l’enfance ; d’autre part, que les pervers sexuels ne sont pas des hommes ordinaires, mais des individus qui sont restés bloqués dans un stade infantile, qui n’ont pas grandi et dont les passages à l’acte à l’âge adulte s’avèrent catastrophiques. La perversion de l’enfant est incommensurable avec celle de l’adulte. La perversion du petit « pervers polymorphe » tient à sa cruauté. Tous ceux qui ont observé des enfants jouer le savent : ceux-ci sont capables de déchiqueter un insecte ou d’arracher les membres d’une poupée en éprouvant un certain plaisir. Cette cruauté infantile est absolument ordinaire et normale aux yeux de Freud. Mais elle est vouée à disparaître avec le temps. Il peut en rester quelques traces résiduelles dans la vie sexuelle adulte, y compris chez des gens tout à fait équilibrés, qui peuvent avoir de légers penchants fétichistes, par exemple, sans bien pouvoir se l’expliquer. Mais un véritable pervers, c’est tout autre chose ; c’est un individu qui n'a fondamentalement pas grandi, dont la pulsionnalité n’a pas été domptée ni civilisée, même s’il est capable de cacher son jeu en empruntant le masque du bon père, de l’époux attentionné, du gentil grand-père. C’est ce que l’on a découvert lors du procès des viols de Mazan chez l’époux qui pouvait apparaître à certaines heures de la journée comme un bon père et un mari aimant et aimé et soumettre à d’autres moments sa femme à des viols collectifs…
Pour revenir à Freud, peut-on dire qu’il a retourné les récits d’agression de l’enfant par l’adulte en fantasmes de séduction que l’enfant projette sur l’adulte ?
C’est plus subtil. Freud permet de comprendre pourquoi les agressions sexuelles réelles que peuvent vivre les enfants sont si traumatisantes : c’est qu’elles viennent s’enchâsser dans une histoire complexe où l’enfant a commencé par projeter sur les adultes, et sur ses éducateurs en particulier, ses propres désirs bien innocents. C’est le sens du complexe d’Œdipe que Freud élabore au moment où il rejette sa première « théorie de la séduction ». Entre sa troisième et sa cinquième année, le petit garçon devient amoureux de sa mère, il voudrait pouvoir être son « amant », même s’il n’a aucune idée de ce que cela peut bien vouloir dire réellement ; parallèlement, il voue une admiration et une rivalité extrêmes à son père qui, lui, a accès amoureusement à la mère. Selon le même schéma, la fille voue un amour tendre à son père et jalouse sa mère. La thèse freudienne qu’il substitue à sa première théorie de la séduction est que l’enfant aura dans certains cas tendance à se remémorer des scènes de séduction renversées où il aura été séduit par le parent de sexe opposé – alors que c’est lui, le petit Œdipe, qui aura en réalité cherché à gagner les faveurs de l’adulte. Mais ce n’est pas tout. Freud juge que l’histoire de séduction d’un individu ne commence pas avec l’Œdipe. Il considère qu’il existe avant cette phase dite « œdipienne », avant que l’enfant cherche à séduire le parent, une phase préalable au cours de laquelle, le premier autre, le plus souvent la mère, prodigue une série de soins, de caresses, de gestes d’amour et de tendresse à l’enfant, fille ou garçon, gestes essentiels à son développement physique mais également psychique… mais qui relèvent d’une forme de séduction aussi innocente qu’incontestable. C’est ce que montre Freud, par exemple, à propos de Léonard de Vinci. Il relit l’histoire de Léonard à la lumière de l’amour que lui ont porté ses deux mères, sa mère biologique et sa belle-mère, qui l’ont séduit, selon Freud, dans des proportions démesurées… Par l’intensité et la profusion de l’amour prodigué à l’enfant, elles ont fait de Léonard, selon Freud, le plus grand génie de son siècle… mais l’ont également rendu incapable d’une vie amoureuse épanouie.
Est-ce qu’il n’est pas problématique d’utiliser le même terme de « séduction » pour parler des soins donnés au nourrisson par sa mère… et d’une relation polarisée par l’idée de sexualité ?
Ce n’est pas du tout la même chose en effet. Mais cela n’empêche pas le soin d’avoir, pour le nourrisson, une dimension sexuelle. Il faut s’empresser de préciser que par « sexuel », Freud n’entend pas du tout la sexualité adulte et génitale, mais une certaine tendance à la recherche du plaisir dont Freud découvre qu’elle est présente dès le début de la vie. La découverte de la sexualité infantile par Freud est une découverte proprement scandaleuse qui inaugure le travail de la psychanalyse puisqu’il va s’agir de découvrir dans les symptômes du sujet les causes « préhistoriques » et ensevelies de ses maux. Encore une fois, par sexualité infantile, Freud entend le fait que le nourrisson éprouve du plaisir à l’occasion de la satisfaction de ses besoins alimentaires et organiques, et que ce plaisir passe par certaines zones du corps – les zones dites érogènes – et se manifeste à l’occasion de différents stades – le stade oral, anal et génital. Pour se convaincre du plaisir qu’éprouve le nourrisson qui dépasse, et de loin, la seule satisfaction du besoin, il n’est qu’à contempler le sourire ravi et l’expression d’extase qui sont celles du bébé qui a tété le sein ou a bu son biberon – une extase qui est la marque d’un plaisir aussi précoce qu’extrême et qui préfigure selon Freud les plaisirs de la sexualité à venir.
Le sens du mot « séduction » est intéressant. En français, il vient du latin, « se ducere » qui veut dire « conduire à soi », « prendre à part ». Mais en allemand, qu’utilise Freud, il n’a pas le même sens.
En effet, « Verführung », veut dire « conduire vers », faire dévier de sa voie, du droit chemin. Ce n’est pas tout à fait la même idée.
“Il y a un traumatisme inhérent au surgissement de la sexualité et il y a le traumatisme qui résulte d’une agression. Ce sont deux choses différentes qui dans les cas d’abus entrent en collision”
Le grand apport de Freud est de monter que la constitution libidinale et psychique du sujet a une histoire qui se sédimente peu à peu, au fil du développement de l’enfant. Présente dès les premiers jours, elle passe un temps en sommeil avant de resurgir avec la puberté à l’adolescence, au moment où la sexualité proprement dite s’installe. Cette histoire qui échappe en grande partie à l’enfant explique en partie pourquoi les agressions sexuelles peuvent avoir un effet traumatique : elles réveillent chez les sujets des pulsions qu’il a éprouvées dans son plus jeune âge…
Absolument. Il y a un traumatisme inhérent au surgissement de la sexualité et il y a le traumatisme qui résulte d’une agression. Ce sont deux choses différentes qui dans les cas d’abus entrent en collision. Il faut dire sans détour que Freud n’exonère aucun crime sexuel – le crime sexuel est sans doute pour le psychanalyste le plus grave des crimes parce qu’il touche à la constitution la plus ancienne et la plus intime du sujet. Avec la conception freudienne en deux temps du traumatisme – traumatisme dont Freud découvre le mécanisme pendant la Grande Guerre en écoutant des soldats de retour du front –, on comprend comment le temps présent de l’agression sexuelle entre violemment en résonance avec un temps antérieur. Agresser sexuellement un individu, qui plus est en un adolescent, c’est faire resurgir de manière extrêmement violente et destructrice des traces du sexuel infantile qui étaient jusque-là dormantes, qui attendaient de trouver une issue, un devenir propres.
Pour le comprendre, Freud utilise la distinction d’Aristote entre la substance et l’accident ?
Aristote distingue la substance, ce qui fait qu’un être persévère dans son être, et les accidents qui lui adviennent sans modifier sa nature (grandir, s’éduquer, acquérir des compétences, etc.). Freud applique ce modèle au devenir de la sexualité. Il y a, si l’on veut, la substance auto-érotique du sujet qui suit des étapes « normales », et puis il y a les accidents de parcours de toute vie, les rencontres contingentes qui viennent se brancher sur ce devenir « normal », pour l’infléchir de manière plus ou moins brutale et parfois traumatisante. La vie et l’histoire sexuelles d’un individu tiennent dans l’articulation de ces deux facteurs.
“Pour le psychanalyste Jean Laplanche, l’implantation du sexuel vient du dehors, elle est l’objet d’une transmission. La sexualité est une énigme que l’on reçoit de l’Autre”
Le psychanalyste Jean Laplanche propose un autre modèle de développement intéressant selon lequel la sexualité vient du dehors au sujet. En quoi ce modèle permet de penser autrement les agressions sexuelles ?
Jean Laplanche s’oppose à l’idée freudienne selon laquelle la libido serait endogène chez le nourrisson, à l’instar d’une petite graine d’emblée présente dans le bébé qui aurait certes besoin du soin et de l’amour des parents pour se développer, mais qui serait innée. Laplanche ne conteste pas le fait que si la mère ou le père ne chérissent pas l'enfant à la naissance, celui-ci est menacé de dépérir. C’est une observation qu’a aussi faite Françoise Dolto : lorsqu’une mère qui avait délaissé son bébé, l’avait désinvesti, lui avait retiré son intérêt, lui adressait à nouveau son attention et ses regards, il arrivait que celui-ci se remettre comme par magie à manger. Cet amour-là est donc incontestablement vital. Laplanche ne conteste pas ce point. Mais il soutient que la sexualité n’est pas innée. Elle est transmise à l’enfant par l’adulte, d’une certaine manière à son corps défendant. Laplanche ne parle pas de sexualité perverse de l’adulte lorsqu’il évoque cette transmission. Il donne l’exemple de scènes en apparence bien innocentes. C’est par exemple en voyant ses parents s’embrasser ou se tenir la main que l’enfant, selon lui, est éveillé à l’énigme du sexuel. L'implantation du sexuel vient du dehors.
“Si la psychanalyse peut rendre compte de la perversion adulte, elle ne la justifie en rien”
Comment est-ce qu’il s’implante alors ?
Pour Freud, l’inconscient de l’adulte est le sexuel infantile refoulé qui gouverne toute sa vie libidinale et amoureuse. Laplanche soutient l’idée très nouvelle que la sexualité ne vient pas à l’enfant par lui-même, par l’expérience auto-érotique de son propre corps, mais qu’elle est l’objet d’une transmission, d’une implantation venue de l’extérieur. Sous l’effet de la relation à l’adulte, l’enfant reçoit de lui l’énigme du sexuel. Inversement, sous l’effet de la présence de l’enfant, l’adulte est ramené à ses propres motions infantiles. Les générations sont ainsi liées entre elles, selon Laplanche. Cette transmission intergénérationnelle du sexuel – du sexuel au sens de la sexualité infantile, de ce que Freud appelle l’« inconscient » – Laplanche la désigne comme la « situation anthropologique fondamentale ». Cela ne veut pas dire du tout que les relations entre adultes et entre enfants soient nécessairement perverses. Cela veut dire que la sexualité est une énigme que l’on reçoit de l’Autre. Et que cette énigme – cette question – ne cesse pas de nous animer et de nous agiter consciemment et inconsciemment notre vie durant, que cette énigme trouve de nombreuses traductions, mais pas de solution. On ne s’en débarrasse jamais. La théorie de Laplanche renvoie également – il faut le souligner – l’adulte à sa responsabilité fondamentale face à l’enfant. Le fait que la séduction de l’enfant par l’adulte renvoie l’adulte à sa propre enfance – situation que l’on retrouve, sous forme pathologique, chez un grand nombre d’agresseurs sexuels qui ont eux-mêmes été victimes d’abus avant d’abuser eux-mêmes d’autres personnes – n’exonère en rien l’adulte de sa responsabilité. Bien au contraire. Ce point est fondamental : si la psychanalyse peut rendre compte de la perversion adulte, elle ne la justifie en rien.
L’historien de la psychanalyse John Forrester a opposé à Freud que sa théorie de la séduction aurait dû être appelée une théorie du viol et reproché à Freud que le mot « viol » n’apparaisse nulle part dans son œuvre… Que répondez-vous à cette critique ?
De fait le mot « viol » n’apparaît pas. Mais Freud décrit et dénonce à plusieurs reprises des situations d’abus sexuels, qu’il s’agisse de la nuit de noces des femmes, qu’il tient dans bien des cas pour des viols quasiment légaux, ou des agressions sexuelles de certains enfants « livrés sans secours à l’arbitraire de l’adulte ». Mais sur le fond, la question est essentielle, car elle nous pousse à nous demander ce qu’est un « crime sexuel ». En se concentrant principalement sur les effets des relations ambivalentes que l’enfant entretient avec l’adulte, Freud a de fait mis cette question de côté.
Qu’est-ce qui est sexuel dans un crime sexuel ?
Le juge Édouard Durand, qui a présidé la commission Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) l’a soulevée avec force. Celui-ci soutient qu’il n’y a rien de « sexuel » dans les crimes sexuels. « Le sexuel est d’ordre instrumental, toujours et exclusivement. Il caractérise la violence perpétrée par le sexe. La confusion est de penser que parce que cette violence est sexuelle, elle est du registre de la sexualité. » C’est une position qui se défend : le viol, l’inceste seraient des crimes où le sexe est un outil mais où la violence est première, aveugle et indistincte. Pour Laplanche, au contraire, le crime sexuel est essentiellement « sexuel ». Laplanche va plus loin et va jusqu’à soutenir que tout crime qu’il soit ou non sexuel est d’origine sexuelle, renvoie à une pulsionnalité qui est de nature sexuelle. Il définit l’abus sexuel comme « la violence exercée par quelqu’un en proie lui-même à sa propre sexualité infantile ». Le crime sexuel se caractérise par l’abus, la dissymétrie et l’aspect souvent sadique. Je n’ai pas la prétention de trancher ce débat. Mais il faut admettre qu’il est fondamental.
“Même quand elle n’a rien de pervers, la séduction peut toujours faire au sujet l’effet d’une effraction. Voilà le scandale”
À quoi tient selon vous le scandale de la séduction, de toute séduction ?
Entre la séduction « normale », érotique, et la séduction abusive qui peut déboucher sur le viol, il n’y a pas selon moi de continuité. Le viol ou l’inceste détruisent le sujet, surtout le jeune sujet, l’enfant. Il le confronte à quelque chose qu’il ne peut absolument pas absorber, traiter, intégrer, devant lequel il reste interdit et qui risque de produire en lui un effondrement l’empêchant de continuer à vivre, à désirer et à aimer. La séduction abusive, le crime sexuel, relève d’une pulsionnalité de destruction et de haine qui n’a rien à voir avec le charme d’Éros. Mais il n’en reste pas moins que la séduction, même non perverse, en tant qu’elle fait écho à la sexualité infantile découverte par Freud a toujours une dimension traumatique parce qu’elle nous confronte à quelque chose qui nous dépasse – c’est l’énigme dont parle Laplanche – et qu’elle relève toujours d’une dimension d’asymétrie irréductible entre un séducteur et un séduit. Ce qu’a mis au jour la psychanalyse est que le sexuel est toujours potentiellement traumatique. Même quand elle n’a rien de pervers, la séduction peut toujours faire au sujet l’effet d’une effraction. Voilà le scandale. Et puis, entre séduction heureuse et séduction abusive, il existe une zone grise – cinquante nuances de gris – dans laquelle le sujet a le sentiment d’avoir été floué sans avoir bien compris pourquoi et parfois même sans pouvoir en dire grand-chose. Il peut arriver, quoi que l’on ait consenti à une relation sexuelle, que l’on regrette sa décision par la suite… Ce n’est pas de l’inconséquence, mais le consentement s’il est absolument nécessaire n’est pas une garantie absolue. La vie amoureuse et érotique ne s’aligne pas sur la logique du contrat. La volonté de chaque partenaire sexuel n’est pas si simplement libre et éclairée comme le veut le droit des contrats. Il y a une infinité de nuances de séductions qui ne sont ni abusives ni transgressives, mais qui ne laissent pas un souvenir heureux au sujet « dégrisé », seulement de l’amertume et du regret.
En vous inspirant du texte de Jean Baudrillard, De la séduction, vous proposez cependant de penser un idéal-type de la séduction « réussie » ?
Dans son éloge de la séduction, Baudrillard met en effet en avant, contre la volonté de maîtrise et de manipulation du séducteur qui plaisait tant à Kierkegaard, l’instabilité et l’irréductibilité de toute séduction qui peut, le cas échéant, lui échapper, se retourner contre lui. C’est l’idée que les positions de séducteur et de séduit ne sont pas fixes, mais sont prises dans un jeu d’ambiguïté et de réversibilité qui peut être heureux et profondément charmant. Quand deux êtres humains se rencontrent amoureusement et érotiquement, ils engagent dans le lien qu’ils tissent non seulement leur vie consciente, leurs souhaits, leurs aspirations, mais également des traces très anciennes de leur vie infantile libidinale dont ils n'ont pas conscience – ce que Freud appelle leurs « inconscients ». Comme dans le tableau de René Magritte, Les Amants, où deux personnages voilés s’embrassent passionnément. Toute grande ou petite histoire d’amour met aux prises une histoire de séduction consciente et des histoires de séduction plus anciennes et ensevelies qui appartiennent à la préhistoire de chacun sujet et qui déterminent le destin de leur histoire commune – en partie malgré eux. C’est là la grande énigme et le scandale profond de toute séduction.
➤ Le Scandale de la séduction, d’Isabelle Alfandary, aux Presses universitaires de France (224 p., 19 €) janvier 2025
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